Chronologie des médias : Canal+ aura les films six mois après la salle, quel délai pour les plateformes?

On sentait bien que les négociations autour de la chronologie des médias chauffaient, fin novembre, Canal+ avait mis un petit coup de pression en menaçant de changer de modèle et de se séparer en deux, une chaîne de cinéma d’un côté une chaîne de sport de l’autre, avait révélé Le Figaro. Une manière de réduire le chiffre d’affaires de la chaîne cinéma et donc l’assiette sur laquelle sont basées ses obligations envers le 7ème art (de 12,5% de son chiffre d’affaires dans les films européens dont 9,5% dans les français).

Finalement l’accord signé le 2 décembre éloigne la menace en dissociant les obligations d’investissement du chiffre d’affaires ou du nombre d’abonnés, car c’est une somme fixe que les organisations du cinéma, Le Blic, le Bloc et l’Arp ont négocié dans cet accord renouvelable tacitement. Canal+ et Ciné+ consacreront 600M€ d’investissement dans le cinéma d’ici 2024, soit 200M€ par an. Interviewé par Les Echos qui a révélé l’information, Maxime Saada, président du directoire, a souligné que c’était 10M€ de mieux qu’actuellement, Canal+ investissant 170M€ et Cine+ 20M€, et ajouté que c’est un niveau qui n’avait pas été atteint depuis 2016. Les investissements de la chaîne ont en effet eu tendance à baisser ces dernières années. Dans le dernier accord que Canal+ avait négocié en 2018 avec le cinéma, ils avait été plafonnés quoi qu’il advienne à 180M€ par an.

En contre-partie, Canal+ bénéficiera d’une fenêtre raccourcie et pourra diffuser les films six mois après leur sortie salle, au lieu de huit actuellement et de « douze mois il y a quatre ans » a rappelé Maxime Saada. Canal+ disposera de 9 mois de droits exclusifs, reconductibles jusqu’à 16 mois avec la seconde fenêtre. Les films pourront circuler plus librement sur les différentes antennes cinéma du groupe comme sur myCanal, élément important, alors que la consommation s’effectue de plus en plus à la demande.  

Quid de la fenêtre des plateformes, avec et sans accord? 

L’accord dénoue le premier noeud des tensions autour de la modernisation de la chronologie des médias qui doit permettre d’intégrer davantage les plateformes et dont la deadline est le 10 février. Canal+ se range maintenant derrière les organisations du cinéma. À la fin de leur communiqué, les signataires indiquent ainsi « appeler de leurs vœux l’adoption de la nouvelle chronologie des médias proposée par les organisations du cinéma » sans préciser laquelle, ainsi qu’un “aménagement de la réglementation par les pouvoirs publics pour que cet accord entre en vigueur le plus vite possible et sécurise de façon pérenne le financement de la filière. »

Quelle sera donc la fenêtre des plateformes SVOD? Les Echos et d’autres suggèrent que l’accord entre le cinéma et Canal+ a permis au groupe de sécuriser un accès aux films en conservant une bonne longueur avance sur les plateformes, et d’éviter que les organisations du cinéma ne leur propose de conditions trop avantageuses. En effet, parmi les différents projets de chronologie qui ont circulé, celui de juillet dernier allait jusqu’à évoquer une même fenêtre de six mois pour les chaînes payantes et les plateformes vertueuses qui investiraient beaucoup dans la production.

Publié le 23 juin et entré en vigueur le 1er juillet, le décret Smad, qui fixe des obligations de production en France aux plateformes, en donne la possibilité : Il stipule que les services par abonnement doivent consacrer à la production d’œuvres cinématographiques et audiovisuelles européennes et françaises une part de leur chiffre d’affaires “au moins égale à 25 % lorsqu’ils proposent au moins une œuvre cinématographique dans un délai inférieur à douze mois après sa sortie en salles en France, et 20% dans les autres cas ». Une formulation un peu alambiquée pour permettre une négociation mieux disante entre le cinéma et les plateformes.

Pour pouvoir être appliqué, le décret nécessite une modification de la chronologie des médias, sa dernière évolution de 2018, pas très incitatrice, maintenant une fenêtre de 36 mois après sortie salle pour les plateformes, pouvant en cas d’accord être raccourcie à 17 mois. Ne voyant pas la réglementation sur la chronologie évoluer, Netflix a d’ailleurs déposé un recours gracieux contre le décret fin aout (demandant aussi l’accès au compte de soutien afin de pourvoir respecter ses obligations de production d’oeuvres audiovisuelles indépendantes. A ce propos, le CNC a depuis mis en place un fond provisoire expérimental). 

Selon Les Echos la fenêtre pour les plateformes pourrait être de 15 mois sans préciser si c’est avec ou sans accord, et les discussions avec Netflix serait avancées. Selon Variety, citant un “Industry insider”, elle serait de quinze mois en cas d’accord, et de 17 mois sans, ce qui parait difficilement compatible avec l’obligation de 25% du décret Smad.

Un autre soucis est le fait qu’une telle fenêtre puisse venir buter sur celle des chaînes hertziennes de 22 mois. Au sujet des chaînes gratuites, d’après Les Echos, Canal+ aurait également obtenu qu’elles ne puissent pas proposer sur leurs services en ligne plus de dix films en même temps. Ces dernières ont cherché dernièrement à développer l’offre de films sur leur plateformes gratuites de vidéo à la demande, Arte et France.tv s’étant notamment mis à y proposer des cycles de films d’auteurs.

Canal+ veut-elle vraiment changer de modèle?

On le voit, l’accord du cinéma avec Canal+ n’est donc que la première brique. Le sécuriser était essentiel pour la chaîne payante premium, à un moment où les droits du football sont plus aléatoires. Amazon Prime Video a par exemple récupéré des matchs de ligue 1, et contrairement à d’autres concurrents comme BeIN Sports, la plateforme ne souhaite pas être distribué par le groupe Canal+, qui, quand il ne peut avoir des droits, cherche à agréger les chaînes qui les ont (ainsi que d’autres plateformes rivales comme Netflix et Disney+).

Les menaces de changer de modèle ne sont pour leur part pas nouvelles. Canal+ a été tenté dans le passé de se débarrasser de ses plages en clair dont elle a réduit la voilure et a régulièrement menacé de quitter la TNT (et dernièrement de devenir une plateforme), afin de faire des économies en coûts de diffusion et d’éviter les obligations qui vont avec la licence. Mais ce qui voudrait vraisemblablement dire abandonner la position stratégique du numéro 4 sur les télécommandes en hertzien mais aussi sur les box. Peut-être un peu risqué. La chaîne a renouvelé sa licence après du CSA en décembre 2020. Le Figaro souligne cependant que le sport n’y figure plus comme raison principale. Effectivement, dans sa convention, Canal+ n’est pas décrite comme une chaine sport et cinéma mais comme “un service de cinéma de premières diffusions à programmation multiple”, faisant “appel à la rémunération des usagers”, et avec des plages en clair.

Lancement de Canal+ Grand Écran, renforcement des séries

Mais pour ce qui est de la séparation entre cinéma et sport, Maxime Saada a voulu se montrer rassurant dans son interview des Echos après signature. “Nous avons un modèle absolument unique, souvent questionné parce qu’il est délicat à pérenniser” y indique-t-il. “Cela nécessite d’être puissant à la fois sur les thématiques cinéma, séries et sport.(…) L’accord que nous venons de signer conforte ce modèle généraliste, tout comme nos Créations Originales, ainsi que les signatures récentes de la Formule 1 jusqu’en 2024, de la Premier League jusqu’en 2025, du Top 14 jusqu’en 2027 et du MotoGP jusqu’en 2029”.

Le groupe annonce en outre le lancement d’une nouvelle chaîne dédiée au cinéma, Canal+ Grand Ecran, “dédiée aux films dont on pense qu’il faut les avoir vus dans une vie” décrit-il, “une chaîne linéaire et délinéarisée qui sera proposée avec Canal+ dès le premier niveau d’abonnement”.

Interrogé sur le risque que les majors américaines réservent leurs films pour leur plateformes plutôt que des les vendre à Canal+ : ” Peut-être. Mais nous avons des accords de long terme avec les studios hollywoodiens” répond-t-il. “Canal+ continuera donc de proposer sur les prochaines années des films américains en première exclusivité dès six mois après leur sortie en salles. Et StudioCanal contribuera de plus en plus à la richesse de l’offre de Canal+ avec des films français, européens et internationaux”. 

Par ailleurs, Canal+ avait dernièrement manifesté son désir d’augmenter de 50% son offre de séries, avait indiqué son dga, Jean-Marc Juramie au micro de France Info (la photo ci-dessous) le 24 novembre ou il était interviewé au sujet des acquisitions de séries. Une soixantaine seront achetées cette année de façon à en avoir plus d’une par semaine.

Liens utiles et lectures complémentaires :

Les chiffres CNC des investissements de Canal+ et Ciné+ dans la production de films français

Update : Canal+ a renouvelé le 3 décembre dernier pour trois ans son accord de diffusion pour la cérémonie des César, “marquant l’engagement de Canal+ avec le 7e Art” a indiqué la chaîne. Ce ne fut en revanche pas le cas de son partenariat historique avec le Festival de Cannes, que récupère France Télévisions allié à Brut. Le directeur des antennes et des programmes du groupe Canal+, Gérald-Brice Viret, a indiqué mi-décembre dans un entretien au Journal du Dimanche que le groupe avait du faire face à une surenchère du service public. Que nenni a répondu en substance le festival présidé par l’ancien patron de Canal+, Pierre Lescure. “Nous tenons à rectifier cette affirmation en disant que les deux propositions étaient financièrement globalement similaires et que le service public ne s’est donc livré à aucune surenchère” indique le communiqué du Festival de Cannes. “En revanche, c’est sur le contenu que la différence s’est faite. Le groupe de télévision publique et le média Brut ont proposé, en s’associant, une perspective de travail inédite à l’aube de la célébration de la 75e édition du Festival en 2022. Voir le communiqué du Festival.
 

Update 11/02/22: Le gouvernement a publié la nouvelle chronologie des médias le 9 février dernier. Comme on l’avait compris de l’accord avec Canal+, elle garde les plateformes à bonne distance de la chaîne payante. L’accord signé par Netflix lui permet de diffuser les films 15 mois après la salle, les autres, qui n’ont rien signé, 17 mois, les plateformes étant tout de même obligées d’investir 4% de leur chiffre d’affaires dans la production de films cinéma. Le texte sur la chronologie laisse la porte ouverte à mieux, à moins que les accords spécifiques de Canal+ ne bloquent le jeu, si la chaîne a stipulé, comme il s’est écrit dans la presse, qu’elle peut réduire son investissement si son avance de neuf mois sur les plateformes ne tient plus.

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